Mon pique-nique chez les serial killers

Les Belles Histoires de Tonton Jean-Marc & Tatie Randy

Cette histoire se déroule en juin 1978. Cette année-là, j’avais décidé de m’offrir un semestre sabbatique pour visiter les Etats-Unis. J’étais parti avec un gros sac et une petite valise (pour les comics et les livres de SF que je prévoyais d’acheter) grâce à un offre spéciale d’un billet d’avion valable sur toutes les compagnies aériennes internes aux USA, illimité, sauf qu’il était interdit de repasser deux fois dans la même ville.


C’est à San Diego en Californie du Sud que je rencontrai Randy et nous restâmes ensemble pendant tout mon séjour en Californie. À Los Angeles, nous pûmes interviewer George Pal et Ralph Bakshi, mais tout cela est une autre histoire.


J’avais prévu de passer 15 jours à San Francisco, et j’avais avant mon départ contacté un correspondant, le Dr. Michael B***, qui avait généreusement accepté de m’héberger durant mon séjour. Ce dernier était psychologue,  enseignait dans une université, et habitait à San Rafael, dans le Marin County, de l’autre côté de la baie de San Francisco. (Voir carte ci-dessous.)


Une fois à Los Angeles, je lui avais téléphoné pour lui demander s’il verrait un inconvénient à ce que je vienne avec une girlfriend (en l’occurrence Randy) et il n’avait émis aucune objection. C’était l’époque où les Grateful Dead donnaient des concerts à San Francisco (ne jamais abbrévier en Fisco !) à Winterland, un grande salle située au coin de Post et Steiner, qui avait hébergé autrefois des shows style Holiday on Ice, mais avait été reconvertie en salle de concert au début des années 70. On y donnait des concerts extraordinaires tous les soirs. Donna, en particulier, hurlait comme une banshee. (Winterland devait fermer fin 1978, mais cela est aussi une autre histoire.)


Bref, entre deux conversations sur les films de Paul Naschy et de Ze do Caixo ; Michael me dit quelque chose du genre, « toi qui écrit pour des magazines fantastiques, est-ce que t’intéresserait de venir avec nous à San Quentin ? »



Je ne vais pas faire un laïus ici sur San Quentin, ou The Q comme on la surnommait. Vous trouverez tout ce qu’il faut sur wikipedia ici.


Il s’avérait que Michael et ses étudiants en psychologie visitait cette célèbre prison une fois par mois dans le cadre de leurs études pour « pique-niquer » (leur terme, pas le mien) avec une douzaine de prisonniers triés sur le volet. Car ceux qui se conduisaient bien avaient, comme récompense, la possibilité de recevoir la visite d’un groupe de visiteurs qui venaient pour bavarder, jouer aux échecs, casser la croûte, bref, un peu comme un pique-nique. Chaque visite durait environ deux heures.


J’étais jeune et sans expérience et, au lieu de partir en courant dans la direction opposée comme j’aurais dû le faire si j’avais été raisonnable, j’acquiesçai avec enthousiasme et, à sa demande, j’envoyai une photocopie de mon passeport pour être accrédité par les autorités carcérales du California Departement of Correction and Rehabilitation.


Randy n’ayant pas pu être accréditée dans les temps voulus, je fus donc le seul invité.


La veille de la visite, j’eus droit à une séance d'information où, en présence de Michael, un responsable de la prison me communiqua les instructions formelles suivantes, que je n’ai jamais oubliées :


1. Il était interdit de s’habiller en denim, voire en bleu, et pas de t-shirts blancs non plus. En effet, les prisonniers portaient tous des jeans, et en cas de prise d’otages, les tireurs d’élite, qui avaient pour instruction de tirer dans le tas tout autour des otages, risqueraient de se tromper de cibles. Noir, rouge ou jaune étaient les couleurs recommandées.


2. Il était interdit de porter de ceinture ou d’avoir des chaussures à lacets. En cas de prise d’otages. ceintures et lacert pouvaient vite se transformer en armes capables d’étrangler les visiteurs en moins de rien.


3. Pareillement, il était interdit d’amener des stylos, crayons ou même lunettes dans la prison, car en cas de prise d’otages, toutes ces objets contondants pouvaient servir de poignards, « un coup dans l’œil jusqu’au cerveau est vite attrapé », comme on me le précisa, au cas où je n’aurais pas compris la première fois.


4. Il était enfin interdit d’amener boissons et nourriture de l’extérieur ; tous les sodas, sandwichs, petits gâteaux, etc. devaient être achetés au magasin de la prison. Je me hasardai ici à faire une plaisanterie éculée sur les limes cachées dans les tartes (comme dans Lucky Luke), plaisanterie qui n’eut aucun succès et fut suivi d’une explication supplémentaire visant à préciser qu’en cas de prise d’otages, certains emballages plastique et tessons de bouteilles, etc., etc. Vous connaissez la musique.


Je ne sais pas si vous avez remarqué le point commun à toutes ces interdictions ? Il faut dire que dans les années 70, les révoltes de prison accompagnées de prises d’otages n’étaient pas inconnues. J’avais même lu un numéro d’Amazing Spider-Man (le 99) qui traitait du sujet, c’est tout dire.


Dernière instruction : il était très fortement recommandé d’adopter un pseudonyme et surtout de ne pas mentionner son nom, son adresse, voire même son quartier, et bien sûr son numéro de téléphone, aux prisonniers. On m’expliqua alors que ceux qu’on allait rencontrer ne risquait pas, eux, de sortir, mais ils pouvaient  monnayer ces informations à d’autres prisonnier qui pouvaient être susceptibles de sortir dans un futur vague, et « vous ne tenez pas à vous retrouver un jour avec un de ces lascars dans votre salle à manger, n’est-ce-pas ? Vous savez ce qui arriverait ? »


Pour vous éviter de vous creuser la tête, la bonne réponse est : « Une prise d’otages ».

Donc un beau jour de juin 1978, Michael et « Jérôme » (mon pseudo ; vêtu d’une chemise jaune – voir photoen tête de ce récit – d’une paire de slacks noirs et de mocassins) se rendirent à San Quentin, pas très loin de San Rafael, où nous retrouvâmes son groupe d’étudiants sur le parking de la prison.


Nous fûmes fouillés à l’entrée où tout objet suspect aurait été immédiatement confisqué. Il n’y en avait pas. Ensuite, nous passâmes par la boutique de la prison pour acheter les victuailles, ou plutôt pour que Michael puisse les payer, car tout avait été organisé à l’avance. Enfin, deux gardes nous conduisirent dans la salle de pique-nique qui ressemblait à une grande salle de classe d’un lycée français, avec les mêmes chaises et tables, murs à la peinture jaune pâle défraîchie, et barreaux aux fenêtres.


Le California Departement of Correction and Rehabilitation cherchait alors à rehausser le niveau de ses matons, et s’était mis à recruter des diplômés d’université. Le garde assigné à la surveillance de ces « pique-niques », un sympathique jeune homme aux cheveux noirs légèrement frisés, dont j’ai oublié le nom, était allé à Berkeley. Ou était passé par Berkeley. C’était les années 70 ; on était plus coulant sur ce genre de choses. Pour éviter de casser l’ambiance, il était lui-même habillé en civil, sans l’uniforme traditionnel beige des matons du Q.


Parlons maintenant des prisonniers. Michael m’avait prévenu qu’il était totalement déconseillé de demander à quiconque quel crime il avait commis. D’abord, parce que cela aurait preuve d’une curiosité malsaine (on n’était pas au zoo) ; et ensuite parce qu’on ne savait jamais ce qui pouvait déclencher un mouvement d’humeur chez ces gens-là (voir le paragraphe « prise d’orages » ci-dessus).


« S’ils sont à San Quentin », m’expliqua-t-il, « la problématique n’est de savoir s’ils ont tué, mais combien de fois ils ont tué. »


Le pique-nique fut très convivial, sans le moindre frisson qui aurait pu casser l’ambiance. Etant nouveau, et de surcroit français, lje devins vite l’objet de a majorité des conversations. Rien n’intéresse plus les criminels que le système judiciaire. On m’interrogea donc sur le crime en France, et le droit pénal de notre pays. (Je venais d’obtenir ma maîtrise en droit, donc j’étais bien placé pour répondre à leurs questions.) Grosso modo, on aurait pu résumer cette conversation sous l’indicatif de « quel aurait été mon sort en France si j’avais commis tel ou tel crime. »


Les criminels sont aussi, en général, patriotes, et je me répandis en compliments, sincères à l’époque (les temps ont bien changé !) sur les Etats-Unis, ce qui m’attira immédiatement la sympathie des prisonniers.


Jusque là, rien de bien extraordinaire, si ce n’est le cadre inhabituel de cette petite party.


Après le pique-nique, deux prisonniers jouèrent aux échecs avec des étudiants sur des échiquiers de poche fournis par la prison, qui en aucun cas n’auraient pu se transformer en armes, à moins de les avaler. Un autre au scrabble. Deux autres discutèrent des livres qu’ils venaient de lire. C’était un divertissement, pas un dating service.


C’est à ce moment-là que Michael me dit que l’un des prisonniers avait une histoire intéressante à raconter. Je n’ai jamais su que son prénom, Bill. Bill avait l’air de tout sauf d’un kidnappeur doublé d’un multiple assassin (si ce que j’appris plus tard sur son compte était exact). Je n’irais pas jusqu’à dire qu’on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession, non. mais vous l’auriez croisé dans le métro de San Francisco, vous ne lui auriez pas prêté attention. Il ressemblait un peu au personnage de Snake de la série télé Les Simpsons.


L’histoire que me raconta Bill fut la suivante. Je condense un peu.


Selon lui, il existait une race de « Mole People » (Hommes-Taupes) qui vivait dans de grandes cavernes situées à 20 miles de profondeur dans le sous-sol de la Californie du Nord. C’était eux qui étaient responsables de tremblements de terre, un peu comme les « Terri-Fermiens » (en VF, les "Cracs-Badaboums") d’une histoire de l’Oncle Picsou de Carl Barks que j'avais lu tout petit dans Mickey. Je ne serais d’ailleurs pas très surpris d’apprendre un jour que Barks avait été inspiré par cette légende urbaine. La même histoire aurait aussi été la source du film Superman et les Nains de l’Enfer (Superman and the Mole-Men) (1951) avec George Reeves.


Le grand tremblement de terre de San Francisco de 1906 aurait été causé par les Hommes-Taupes à la suite d’un conflit avec les Chinois qui s’étaient mis à creuser trop profond pour la création de leur ville secrète, un véritable Las Vegas souterrain.


Bill savait tout ça parce qu’il avait fait partie d’une petite équipe de mineurs, spéléologues et autres spécialistes constituée par Ronald Reagan, Gouverneur de l’Etat à deux reprises, de 1967 à 1975. Cet « enfoiré de Reagan » (les mots même de Bill) aurait même signé un traité secret avec les Hommes-Taupes.


Une clause particulièrement ignoble de ce traité était la remise aux Hommes-Taupes d’un certain nombre de prisonniers d’état, qui étaient alors portés dans les registres officiels comme évadés, tués lors d’un rixe avec d’autres prisonniers, voire exécutés. Les exécutions publiques étaient, en fait, des mises en scène soigneusement orchestrées. C’est d’ailleurs pour cette raison que Reagan avait fait remplacer la chambre à gaz par des injections mortelles. Le décès du condamné était plus facile à simuler et, toujours selon Bill, le gaz donnait un drôle de goût à la chair humaine.


Je n’ai jamais revu Bill, qui selon Michael, fut tué dans une rixe entre gangs rivaux un an plus tard. S’était-il payé ma tête ? Était-il réellement cinglé ? Ou seulement trop bavard ? Qu’on en pense ce qu’on voudra.

« Un an plus tard » est quand le sujet des Hommes-Taupes de Californie fut repris et exploité (et maintes fois par la suite) par le Weekly World News, hebdomadaire américain (1979-2007) spécialisé dans les infos paranormales à la limite de l’absurde ou du ridicule. Coïncidence ?


En tant que fan de comics, je ne peux conclure sans mentionner que j’ai revu San Quentin dans les séries télé Arrow et The Flash, où elle servait de doublure à la prison fictive de Iron Heights dans l’univers de DC Comics. On n’y voyait pas d’Hommes-Taupes, mais curieusement la série télé hélas inachevée Alcatraz (2012), elle, suggérait la présence de mystérieuses créatures sous cette prison.


Les légendes ont la vie dure !